De toutes les histoires de Youkai qu'il m'est été
donné d'entendre et parfois même de voir lors de mes errances
en terres orientales, aucune n'égale en horreur et frissons celle
qui va suivre.C'était un de ces beaux matins de printemps. Les cerisiers
étaient en fleur et la nature généreuse à bien des
égards. Les greniers abondaient de riz et les temples regorgeaient
d'offrandes.
Rien ne pouvait alors préparer Asaki aux sept nuits qu'il allait
vivre.
Voilà donc qu'en ce jour, le Ronin, allant par une vallée aux
rizières florissantes, fut confronté à une vision des plus
inattendues.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'au détour d'une colline il
fit la rencontre d'une paysanne au corps marqué par de nombreux
hivers, se lamentant au bord de ce qu'on devinait avoir été
une rizière, là ou n'apparaissait plus qu'un vaste
champs de boue.
« Voyez... voyez ou nous conduit l'orgueil des hommes ! Maudites
soient vos guerres et votre fierté ! Voilà bien des lunes,
à la mort de mon époux, le conseil du village à vendu cette
terre à Kahei, le plus riche propriétaire du conté.
Dès lors, chaque jour je travaille dans la rizière pour honorer la
mémoire de mon mari, mais chaque matin, je vois mon labeur de la veille
anéanti et la rizière transformée en champs de
boue. »
Asaki avait adopté l'honneur, la justice et la compassion comme code
de conduite depuis qu'il avait choisi de suivre la voie solitaire du Ronin.
Aussi fut-il très touché par la détresse de la vieille
dame.
« Je suis Asaki, je vais seul de par le monde et ne recherche ni
fortune ni gloire. Accepte de me donner ton nom et de m'offrir le
thé et ce soir je veillerai dans la rizière afin de comprendre
quel mal sévit en ces lieux. »
« Mon nom est Aika et ton geste t'honore. Au couché du
soleil je t'offrirais le thé. Mais prends garde guerrier car la nuit
venue, en ce terres le Youkai rôde. »
Le parfum singulier du thé noir avait éveillé les sens
d'Asaki. Assis en zazen au milieu du champs de boue, les yeux clos, il
semblait plongé dans une profonde méditation.
Il resta ainsi une bonne partie de la nuit, à l'écoute du
moindre bruit, de la moindre vibration du monde, puis soudain la terre
s'affaissa et une main difforme jaillit dans une éruption de
boue.
Asaki avait perçu le changement et se tenait déjà le sabre
à la main en posture défensive alors que le Youkai achevait de
s'extraire de la glèbe.
Le monstre n'eut le temps que de cligner une seule et unique fois de son
œil proéminent et le guerrier bondissait, son arme pointée
en direction de ce qu'il avait immédiatement jugé être
le point faible de la créature.
L'instant d'après, la bête était aveugle et
agonisante, un katana fiché jusqu'à la garde dans sa
pupille.
Alors, l'être à tête d'œil se mit à
fondre en coulées boueuses, retournant à la terre corrompue qui
l'avait engendré.
« Vas en paix à présent ! Ton esprit enragé est
apaisé et libéré de ses préoccupations
terrestres. »
Le Ronin récupéra son sabre planté dans la terre là
ou l'engeance avait péri. La lame à peine retirée de
la terre, une petite pousse de riz sortit timidement à l'endroit
même ou l'arme reposait. Asaki sourit, heureux de constater que
déjà la nature reprenait ses droits.
Ainsi s'acheva la première nuit. Mais en son for intérieur
Asaki savait que la présence du Dotorabou qu'il venait de vaincre
annonçait des malheurs à venir et de bien longues nuits en
perspective...